Greg.H exil en nuit



Phane et Arnagol (extrait)



par Greg.H

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Phane et Arnagol (extrait)

L’amour humain est un vaisseau astral…
Qui va son chemin dressant ses voiles,
Filant dans les flots lumineux et célestes -
Au-dessus de la basse réalité il demeure
Dans l’imaginaire promesse d’un baiser.
Il est celui qui reste quand tout se meurt -
L’amour humain est celui par qui la raison sous
La ruine va refleurir,
Il est la seule raison digne pour laquelle
Je voudrais périr.

Arnagol KalanKas

Veille de départ

Désirant que cet instant précieux fût privé de limite, de durée dans le temps, Arnagol posa sa tête sur le ventre tiède de Phane et ferma ses yeux. Bien qu’elle le suppliât de l’entretenir encore de quelque sujet, de lui parler des étoiles ou des océans - peu lui importait, pourvu qu’elle puisse apprécier la musicalité de ses mots - bien qu’elle insistât, Arnagol resta muet. Ils venaient de faire l’amour pour la première fois, et le brave Arnagol voulait se taire et laisser l’admirable présent se faire bercer par la main du silence.

Arnagol sortit de son sac de cordes un cahier que Phane voyait pour la première fois, il fixa un moment la voûte constellée puis griffonna quelques mots. Parfaitement interloquée, Phane interrogea Arnagol sur cette étrange pratique, le forçant ainsi à sortir de son mutisme.

-Mais que fais-tu, quelle est donc cette magie ?
-Ah si seulement j’étais magicien, mais ce n’est que de la POESIE ma magnifique Phane !
-De la poésie ? et ça se mange la poésie ? Phane voulait rire un peu.
-Si ça se mange ? Mais naturellement, ça se boit aussi, la poésie est à peu près partout surtout sur ton île.
-Mais à quoi sert donc la poésie et pourquoi l’inscris-tu ? reprit Phane tout en se serrant au plus près d’Arnagol, et Arnagol de reprendre son élan.
-La poésie ? parlons du poète… Le commun des mortels croit que le poète ne sert à rien, qu’il parle d’un monde inventé, on aime à le traiter en fainéant, vaniteux ou menteur, ça dépend du temps. Et puis il y a ceux qui sont touchés, qui dans le monde soit disant inventé voient autre chose que le mensonge. Car finalement le poète cherche la vérité, il détourne de la réalité notre regard accoutumé et nous montre le ciel, et quand un poète te parle du ciel, crois-moi, si ce poète est suffisamment subtil, il te le fera découvrir mieux que tu ne l’aurais pu la première fois. Et c’est à ce moment là que tu prends conscience que la réalité des hommes est une grande illusion, et qu’il n’y a de monde inventé que le leur.

-Alors parle moi du ciel, mon brave Arnagol, je veux savoir…
-A quoi bon, Phane, à quoi bon te délivrer d’une illusion qui n’existe pas ici, vous êtes ici dans le berceau de la poésie, il suffit de vous observer vivre, vous vivez en poètes…

Après avoir bu ses mots, Phane dans un geste délicat mais emprunt de tristesse libéra Arnagol de son emprise. Elle se leva gracieusement, balaya le sol d’un regard intéressé avant de se mettre à quatre pattes pour renifler la terre. Guidée par quelque intuition, elle fixa son attention sur un tertre d’où elle extirpa un morceau de racine bleu-turquoise.

Alors, de retour auprès du feu de bois, elle met le feu à la racine, la fume, et aussitôt, la voilà tout entourée d’arabesques mauves, son visage s’illumine dans la fumée.

Et Arnagol n’a de cesse d’admirer la magnifique Phane, dont tous les déplacements sont accompagnés par les gentils entrechoquements de ses bijoux.

Ces bijoux, c’est toute une histoire. Ils sont maillés d’un bois d’or et d’ossements de diamant. Ils sont remis à tous les habitants dès leur venue au monde et contiennent les esprits des ancêtres, les mânes qui de l’au-delà les guident et les réconfortent. Bijoux ancestraux, bijoux musicaux qui, livrés aux mouvements de leur propriétaire, libèrent une musique aux thèmes fabuleux. Par grand vent ou pendant une danse frénétique, c’est une incomparable symphonie qui s’en échappe – ce qui tient du miracle - aucun autre instrument ne pourrait supporter de la jouer, sans risquer de se voir briser sous la beauté de ses hymnes.

La lune cette nuit-là était rousse, et vue de ce point perdu dans les latitudes, vue depuis cette île absente des cartes et des légendes, la lune n’était pas seulement rousse mais surtout plus grande. Et c’est à la faveur de ce clair-obscur mordoré, que Phane parut la plus magnifique aux yeux d’Arnagol.

Sur ses courbes, le feu jetait ses lumières et ses ombres, son corps entier était léché par la beauté, sa profonde chevelure sombre lui courrait dans le dos, ondulant par endroits comme pour suivre les tracés sympathiques de ses grains de beauté. Ce clair-obscur a paru éternel à Arnagol, non pour avoir duré dans le temps, mais pour s’être gravé dans sa vie : cet instant comme une étoile incontournable dans le cycle-néant, cet instant comme un endroit d’où il vient, l’endroit où il retournera, l’endroit qui l’a peut-être vu naître, l’endroit qui le verra certainement mourir.

Cela Arnagol l’avait inscrit l’instant d’avant dans son cahier, mais sous forme de vers, et cela il voulait le lire à Phane. Mais alors qu’il entreprît de lui ouvrir son esprit pour lui dévoiler ce que recèle la poésie écrite, Phane se retourna, le visage en larmes, doucement, en larmes. D’une voix comme attiédie par une pensée sournoise, elle dit :

S’il te plaît emmène-moi là-bas avec toi, ou alors ne repars plus, je ne veux plus vivre une seule seconde sans toi. Depuis que je te sais vivant, depuis que je sais qu’il existe un être au monde capable d’amour, tout autour de moi vibre d’une nouvelle façon. Je ne peux plus vivre sans toi dans ce jardin, dont chaque parcelle renferme maintenant ton parfum. Est-ce cela, le paradis dont tu parles ? Vivre dans le souvenir je ne le puis, je meurs petit à petit, pareil à ce feu qui sans bois d’or ne peut brûler.

Grand Dieu ! En aucun cas tu ne pourrais survivre là-bas, je te verrais fondre à chaque pas, tu t’évaporerais pareille à un rêve au matin d’une trop douce nuit. Tu es trop vierge pour ces lieux infâmes, mon monde est un supermarché branché sur une centrale nucléaire… Je ne peux moi-même tenir plusieurs semaines d’affilée sans devoir reprendre le large. Je ne peux t’y emmener, dois-je ici rester ?

Dois-je ici rester ? Derrière cette question déferlait une multitude d’images et d’interrogations cruelles dans la pauvre tête d’Arnagol. Combien de temps allait-il ainsi continuer à faire le pont entre le rêve et la réalité, à vivre au rythme de ses escales entre le passé, le futur et le présent ? Combien de fois était-il revenu sur cette île mystérieuse, quatre ou cinq fois peut-être ? Lui était-il seulement possible de partager un de ces deux mondes avec autrui ? En aucun cas Phane ne saurait survivre dans son univers, et lorsqu’il tenta d’amener son plus fidèle ami Zeph dans cette île inconnue de tous, il trouva en lieu et place de ce Grand Jardin, une terre volcanique sans âme.

Tout ceci est pourtant bien réel, Phane existe, et quand Arnagol fuma pour la première fois - lors de sa prime escale - de la racine bleu-turquoise, il toussa, se sentit mal et vomit. Son vomi était bien réel, il lui était tout aussi pénible de vomir ici que là-bas. Pourquoi lui était-il alors impossible d’unir ces deux mondes, d’en équilibrer les poids, d’en arranger les compromis ? Pourquoi lui fallait-il être aussi entier ? L’œuvre d’une vie doit-elle toujours se justifier avec le sacrifice de son auteur ? Ne connaît-elle pas de parcimonie, de demi-mesure, doit-elle rendre à l’absolu ce que l’absolu lui a offert, ne peut-on en garder un bout, un bout pour la mélancolie ?

Toutes ces impressions et ces questions défilèrent en quelques secondes dans la tête d’Arnagol et son visage fut déformé par la déroute de son imagination.

Phane, désolée de tourmenter leur nouvelle veillée de séparation, approcha son visage de celui d’Arnagol, pour le prendre entre ses deux mains brunes. Deux mains si douces, et de lui déposer un baiser sur le front, un baiser dont la chaleur bienfaitrice instantanément fit jaillir un sourire admirable sur la figure de son unique passion.

Arnagol, Arnagol, mon admirable, mon chéri, dis-moi donc pourquoi ma pureté s’évanouirait

là-bas, ne serais-je point à tes côtés ? Là où nous serons il ne peut exister d’enfer. Et puis c’est quoi un super-nuclaire ?

Ô que ta candeur est à l’égale de ta beauté, magnifique Phane ! Ton idée de l’enfer est une bien belle chose…

Arnagol voulut donner quelques exemples de l’enfer, de ce terrible empire, ce pandémonium redoutable dont il était l’exilé, mais il ne le put. Il leva ses yeux sur le visage de Phane, qui devenait de plus en plus radieux et se mua en une fascinante illumination, un don extraordinaire dont le brave Arnagol s’emplissait chaque veille de départ. C’était la lumière de la foi et le courage.

La lumière bien que vive n’effaçait jamais entièrement l’expression de Phane. Expression christique, au regard de miséricorde, et qui dans une ailée de paupière résorbe la peine, met les peurs en partage, remplaçant le moindre chagrin par un amour que rien ne peut égaler ou atteindre sur terre.

La lumière avait cessé. Le brave Arnagol se réveilla en mer à bord de sa petite embarcation. Il était un peu en colère et voulut faire demi-tour « à chaque fois elle me fait le coup ! » C’était à la fois comique et tragique : Phane ne supportant pas d’être séparée d’Arnagol, mais respectant son choix de partir, usait de son don pour couper court aux adieux. Oh ! bien entendu, c’était là le plus merveilleux des hommages que de recevoir ce feu qui protège du malin. Mais s’inquiétait-elle de savoir s’il avait encore quelques aveux à formuler avant son départ ? Non, et cela même lui donnait toujours une bonne raison pour revenir.

Après qu’il eut reçu ce don, comme d’habitude, sa quête lui parut plus légère. Il était empli d’une énergie prodigieuse qu’il lui tardait de transmettre aux habitants de Port Natal.




Août 2006 lipsheim.org